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Cas particulier : les Témoins de Jéhovah

La médecine transfusionnelle doit beaucoup aux Témoins de Jéhovah et à leur refus de recevoir du sang. Leur intransigeance a remis en question le bien-fondé des indications à l’administration de globules rouges et a contraint à explorer de nouvelles pistes pour la prise en charge du malade anémique. Il est donc logique de discuter ici l’attitude actuelle vis-à-vis de ce groupe de patients particuliers. Ce chapitre est basé sur la Directive du CHUV établie par l’auteur en 2001 et révisée en 2017, ainsi que sur un article publié en 2006 [2] ; il se fonde sur la législation en vigueur en Suisse.
 
Croyances religieuses
 
Groupement fondé dans les années 1870 en Pennsylvanie (USA) et comprenant environ 8 million d'adhérents actuellement, les Témoins de Jéhovah s'attachent à une lecture rigoureuse de la Bible. Cette parole est l'autorité absolue; elle est prioritaire sur toutes les règles humaines. Le respect littéral de la parole biblique les a entraînés à affirmer que la transfusion est l’équivalent de l’ingestion alimentaire de sang, qui est formellement interdite puisque l'âme, source de vie, est dans le sang et que Dieu en revendique la propriété absolue. D'autre part, le refus du sang est un ciment identitaire très fort au sein de la communauté [8]. L'aspect déroutant de cette attitude réside dans l'amalgame d'une demande de soins correspondant aux prestations techniques offertes au XXIème siècle et de croyances fondées sur des notions que l'on avait il y a trois millénaires.
 
Les Témoins de Jéhovah refusent catégoriquement les éléments suivants [10]:
      
  • Transfusions allogéniques de sang entier et de concentrés érythrocytaires ou leucocytaires ;
  • Transfusions de plaquettes ;
  • Administration de plasma frais congelé ;
  • Prédonation de sang autologue, parce que la continuité entre le sang et le patient est interrompue.
Un certain nombre de techniques sont laissées au libre arbitre de l’individu mais sont généralement acceptées par les Témoins de Jéhovah, à la condition qu’il n’y ait aucune interruption du circuit entre le malade et son propre sang retransfusé :
 
  • Circulation extra-corporelle (CEC) ;
  • Récupération sanguine (Cell-saver®) ;
  • Hémodilution normovolémique peropératoire ;
  • Perfusions d’albumine ;
  • Composés du sang qu’ils considèrent comme "mineurs": fibrinogène, facteurs de coagulation isolés et immunoglobulines humaines.
Ce qui importe en l’occurrence est l’assurance que le sang fasse toujours partie de l’organisme, même par le biais d’une extension artificielle du système circulatoire comme la CEC. Une tubulure remplie de solution physiologique connectée en permanence entre le malade et la poche de prélèvement ou le réservoir de récupération remplit parfaitement cette condition. Les facteurs de coagulation et l’EPO obtenus par génie génétique sont acceptés puisqu’ils ne sont pas d’origine humaine.
 
Aspects éthiques
 
On ne saurait obliger quiconque à se soumettre à un geste médical ou chirurgical qu’il juge en conscience immoral. Les décisions d'un patient peuvent paraître déraisonnables du point de vue médical, mais elles ne le sont pas dans l'échelle des valeurs du sujet concerné. Comme le respect du principe d’autonomie du patient prévaut sur celui de la préservation de la vie dans les situations où l’individu est capable de discernement et correctement informé, le médecin se doit de respecter les options religieuses de ses patients. Une discussion confidentielle entre le médecin et le malade, en-dehors de l'influence de la famille ou des coréligionnaires, doit permettre d’éclairer tous les risques liés à un acte médical ; ce dialogue est d’autant plus important que l’attitude de chaque Témoin de Jéhovah peut varier sur des points particuliers. Au terme de cet entretien, le patient et le(s) médecin(s) concerné(s) signent un document qui engage les deux parties à respecter le refus de transfusion et à utiliser tous les traitements alternatifs à la transfusion allogénique.
 
Le refus d’un élément thérapeutique ne délie nullement le médecin de sa responsabilité quant aux autres possibilités de soin; son devoir d’assistance reste entier à cet égard. Même s'il travaille en équipe, tels l’anesthésiste et le chirurgien, chaque praticien garde entière sa propre responsabilité. Tout médecin peut refuser de prendre en charge un patient qui ampute son indépendance thérapeutique, pour autant que la vie du malade ne soit pas mise en danger par ce refus.
 
Aspects juridiques
 
Un adulte capable de discernement a un droit absolu de refuser un traitement médical, que les raisons avancées pour cela semblent raisonnables ou irrationnelles. La doctrine est unanime pour considérer que la faculté de consentir à un acte médical ou de le refuser fait partie des droits personnels. D’ailleurs, la Constitution Fédérale Suisse le garantit: "Tout être humain a droit à la liberté personnelle, notamment à l’intégrité physique et psychique et à la liberté de mouvement" (article 10, alinéa 2) et "La liberté de conscience et de croyance est garantie" (article 15, alinéa 1). On ne saurait obliger quiconque à se soumettre à un geste médical ou chirurgical qu’il juge en conscience immoral. En Suisse comme dans les autres pays occidentaux, le respect de ce principe d’autonomie prévaut sur la préservation de la vie pour les situations où l’individu est capable de discernement et correctement informé. Transfuser un malade capable de discernement contre sa volonté clairement exprimée est indéfendable aussi bien du point de vue éthique que du point de vue juridique, et peut conduire à des poursuites civiles ou pénales.
 
Le consentement libre et éclairé du malade est nécessaire pour toute mesure diagnostique ou thérapeutique, qu’elle soit d’ordre somatique ou psychiatrique. La Loi sur la santé publique (LSP, 1985) le stipule clairement: "Le médecin a l’obligation de renseigner le patient de manière compréhensible sur son état, le but des examens qu’il subit, les traitements envisagés et le pronostic. Chaque patient a le droit d'être informé de manière claire et appropriée sur son état de santé, les différents examens et traitements envisageables, les conséquences et les risques prévisibles qu'ils impliquent, le pronostic et les aspects financiers du traitement" (LSP, article 21). Si le patient refuse tout ou partie de la thérapeutique, en l’occurrence l’administration de sang, la loi précise: "Lorsque le refus ou le retrait du consentement risque d’entraîner des conséquences graves pour le patient, le médecin en informe ce dernier de manière approfondie. Si le patient persiste dans le refus du traitement, le médecin est en droit de lui demander de confirmer sa décision par écrit après l'avoir clairement informé des risques ainsi encourus" (LSP, article 24). Le médecin ne s’expose à aucune poursuite judiciaire en cas de préjudice s’il peut faire valoir cette preuve écrite. Celle-ci remplit quatre fonctions:
 
  • Elle confirme la relation contractuelle entre le patient et le médecin;
  • Elle exprime le refus du malade d’un traitement spécifique;
  • Elle délie le médecin de l’accusation de non-assistance à personne en danger (omission de prêter secours) et interdit au patient de demander réparation du préjudice subi;
  • Elle est limitée à un temps, un acte ou une maladie déterminée.
Bien informés, bien encadrés et peu quérulents, les Témoins de Jéhovah proposent en général leur propre formulaire de décharge et signent volontiers des papiers spécifiques à l’établissement hospitalier. Toutefois, lorsqu’il s’agit d’interventions importantes nécessitant de routine la transfusion de plusieurs poches de sang, il est nécessaire de mentionner spécifiquement que le patient en est informé et accepte de prendre des risques majeurs parmi lesquels le décès est d’une probabilité élevée. La seule contestation que l’on pourrait apporter au bien-fondé de cette décharge est la présence d’intérêts supérieurs évidents pour la société, tels un conjoint sans ressource ou des enfants orphelins. La froideur d’une signature au bas d’un formulaire légal ne saurait remplacer une relation de confiance ni une décision partagée entre le patient et le médecin au sujet du risque opératoire. Une discussion confidentielle entre le médecin et le malade, en-dehors de l'influence de la famille ou des coréligionnaires, est d’autant plus importante que l’attitude de chaque Témoin de Jéhovah peut varier sur des problèmes particuliers; la doctrine n’est pas entièrement homogène, et l’acceptation du dogme religieux peut devenir hésitante face au risque de décès. Il faut noter que l’entretien confidentiel n’est pas un droit que le médecin peut légalement exiger.
 
Si elles sont correctement signées par un adulte capable de discernement et bien informé, en présence d'un témoin, les directives anticipées et les décharges prévisionnelles doivent être scrupuleusement respectées. La seule exception est la situation où l'évidence suggère que le patient pourrait avoir changé d'avis depuis le moment de sa décision; on peut citer comme exemples: un très long délai depuis l'établissement des directives, la mort imminente, la charge de famille après le décès d'un conjoint, la grossesse survenue après la signature du document. La plupart du temps, ceci est réglé par le renouvellement annuel de la décharge prévisionnelle. Dans toute circonstances "le médecin doit tenir compte de ce que l’on peut présumer de la volonté du patient» au moment où doit se prendre la décision" (Académie suisse des sciences médicales, 1981).
 
Le refus d’un élément thérapeutique ne délie nullement le médecin de sa responsabilité quant aux autres possibilités de soin; son devoir d’assistance reste entier à cet égard (article 128 du Code Pénal suisse: "Omission de prêter secours lorsqu’on est en état de le faire"); mais s’il a pris toutes les mesures que les limitations clairement imposées par le patient lui permettaient, le médecin ne peut être accusé d’aucune faute. Même s'il travaille en équipe, chaque praticien garde entière sa propre responsabilité et, le cas échéant, doit répondre de ses propres fautes. Tout membre du personnel médical peut refuser de prendre en charge un patient qui fixe des limites à sa liberté de prescription, pour autant qu'il n'en résulte aucun dommage et que la vie du malade ne soit pas mise en danger par ce refus. Il en est de même pour le personnel infirmier.
 
Le médecin et le personnel soignant ont le droit de refuser de prendre en charge un patient qui peut être confié à un confrère; ceci est possible si les soins sont assurés dans des conditions et des délais satisfaisants. Il est possible qu'un consilium médical conclue que le risque d'une intervention majeure spécifique soit déraisonnable sans transfusion, ou contraire au principe d'équité entre les malades, par exemple en limitant le succès d'une transplantation d'organe rare à laquelle un receveur plus compliant offrirait davantage de chances. A ce sujet, la Commission d’Ethique du CHUV a récemment recommandé de n’accepter sur les listes de transplantations de foie, de cœur et de poumons que les patients qui acceptent le risque d’être transfusés. Lors de décisions difficiles, il est capital que participent à la discussion tous les intervenants de la chaîne des soins (chirurgiens, anesthésistes, intensivistes), et que le personnel infirmier puisse faire valoir son opinion. Lorsqu’il a été décidé de transfuser en cas de nécessité, il va sans dire que les médecins doivent rester extrêmement restrictifs sur l’indication à la transfusion allogénique; celle-ci ne doit intervenir qu’en dernier recours, lorsqu’ont été épuisées toutes les autres possibilités de maintien de la volémie et du transport d’oxygène.
 
Situation particulière: les urgences
 
En cas d'urgence, l'anesthésiste ou le médecin-réanimateur sont tenus de prendre en charge un patient dont la vie est menacée et de se conformer à ses vues, pour autant qu'elles aient été expressément formulées par écrit sous forme de décharge actuelle ou prévisionnelle (directives anticipées) [3]. Si les directives avancées sont suffisamment claires, elles doivent être admises comme l’expression valable de la volonté du malade. Par contre, lorsque le doute sur la validité du refus de transfusion est fondé, la décision doit pencher en faveur de la préservation de la vie: le médecin se doit en premier lieu de soigner le traumatisme ou la maladie, tant que la preuve d’une opinion opposée du patient n’est pas formellement démontrée.
 
Cependant, l’option de transfuser ne peut être prise qu’après avoir épuisé toutes les solutions de remplacement, et dans le cas où la situation clinique entraîne clairement et rapidement le décès en l’absence de transfusions [5]. Toute décision allant à l'encontre des désirs formulés ou supposés du patient doit être prise conjointement par deux médecins aînés de l'institution; auparavant, ils doivent veiller à en faire part au malade et aux proches, et à obtenir l’aval de la Justice. Cet appel au Juge n’aura lieu qu’après avoir épuisé toutes les autres mesures de conciliation. Quatre situations sont envisageables.
    
  • Le malade est conscient et peut formuler adéquatement sa volonté de ne pas être transfusé; tout doit être entrepris pour soigner le malade dans les limites imposées par le respect de son autonomie; en cas d'hémorragie incontrôlable, l'équipe soignante doit accepter le décès du malade.
  • Le malade n'est pas en état de décider, mais est porteur d’une décharge prévisionnelle récente (moins de deux ans), dûment signée devant témoin, mentionnant son refus de transfusions; la situation est superposable à la précédente.
  • Le malade est inconscient ou son niveau de compréhension insuffisant, mais les substituts (parents, enfants) fournissent une preuve indirecte de son appartenance aux Témoins de Jéhovah et de sa volonté de respecter leurs prescriptions. Cette situation laisse un doute sur la décision réelle du malade face à la mort par hémorragie. Si ce doute est fondé, le médecin se doit de préserver la vie avant tout, et de transfuser en cas d'extrême nécessité; si les délais le permettent, il doit auparavant veiller à en faire part aux proches et à obtenir un soutien légal (en Suisse, avis du Juge de Paix).
  • Le malade, inconscient ou de niveau de compréhension insuffisant, est porteur de documents certifiant son appartenance aux Témoins de Jéhovah qui sont antérieurs à des modifications importantes survenues dans son existence: grossesse, enfants à charge par exemple. Dans ce cas aussi, le doute existe sur la décision réelle du malade face à la mort par hémorragie. Si ce doute est fondé, le médecin se doit de préserver la vie avant tout, et de transfuser en cas d'extrême nécessité. Il doit alors en obtenir la caution légale auprès de la Justice de Paix.
Si les directives avancées sont suffisamment claires, elles doivent être admises comme l’expression valable de la volonté du malade. Par contre, lorsque le doute sur la validité du refus de transfusions est fondé, la décision doit pencher en faveur de la préservation de la vie: le médecin se doit en premier lieu de soigner le traumatisme ou la maladie, tant que la preuve d’une opinion opposée du patient n’est pas démontrée. Cependant, cette option ne peut pas être prise à la légère. Toutes les solutions de remplacement à la transfusion doivent avoir été épuisées; la situation clinique doit clairement et rapidement entraîner le décès en l’absence de transfusions; une incertitude doit régner sur la volonté du patient ; la décision doit être prise conjointement par deux médecins aînés dont un a rang de médecin-cadre. Il est capital que le médecin-cadre en réfère alors à une instance juridique (en Suisse, le Juge de Paix) pour avoir son aval à cette décision; en effet, seule une instance judiciaire peut déclarer un individu incompétent. Il doit s’en expliquer immédiatement avec les proches du malade et consigner sa décision dans le dossier du patient, sauf si l’urgence est extrême et la vie immédiatement menacée. "Si l’urgence est telle que ces démarches pourraient compromettre gravement les chances de rétablissement de la santé du patient, le médecin peut procéder à l’intervention (en l’occurrence la transfusion) avant la décision de l’autorité tutélaire" (LSP, article 24). Au sein de la congrégation des Témoins de Jéhovah, on ne saurait poursuivre un médecin qui a laissé mourir un coréligionnaire d’hémorragie aiguë, mais la situation peut devenir litigieuse lorsque le décédé était d’une famille qui affiche d’autres croyances, ou que sa foi était incertaine.
 
Le suicide est un cas particulier. Comme il revient à commettre un meurtre sur sa propre personne, il est interdit dans les conceptions des Témoins de Jéhovah. On peut à juste titre mettre en doute les convictions religieuses du sujet au moment de ce geste, qui relève le plus souvent d’un profond désespoir. Il serait donc plus judicieux de transfuser que de s’abstenir dans un tel cas ; toutefois, si le patient a encore la possibilité d’exprimer clairement ses convictions ou qu’il porte la preuve écrite de son engagement religieux actuel, le médecin doit respecter cette volonté.
 
Situation particulière: les enfants
 
Juridiquement, l’autorité parentale doit être exercée pour protéger l’enfant dans sa sécurité, sa santé et sa moralité, mais les parents n'ont aucunement le droit de décider s'il doit vivre ou mourir. Si l’état clinique d’un enfant mineur ou n’ayant pas sa capacité de discernement nécessite l’administration de sang allogénique pour assurer sa survie, le médecin doit tout entreprendre pour persuader les parents du bien-fondé de cette décision médicale et obtenir leur consentement. Dans les situations d’urgence vitale, le principe de préservation de la vie est prédominant: lorsqu’il estime que la décision parentale va à l’encontre du meilleur intérêt de l’enfant, le médecin doit poursuivre le traitement optimal, y compris la transfusion si elle est nécessaire, et demander l’aide de la Justice. L’enfant est alors placé sous curatelle par le Juge de Paix pour la durée nécessaire au traitement transfusionnel et sur ce seul point. "Lorsque le refus émane du représentant légal du patient et qu’il peut avoir pour ce dernier des conséquences graves, le médecin peut s’adresser à l’autorité tutélaire. Si l’urgence est telle que cette démarche pourrait compromettre gravement les chances de rétablissement de la santé du patient, le médecin peut procéder à l’intervention avant la décision de l’autorité tutélaire" (LSP, article 24). Pour en saisir la Justice, la situation doit présenter deux caractéristiques: il doit exister un conflit à propos de la santé du mineur, et ce conflit doit mettre en danger sa survie de manière immédiate. Le Code civil le spécifie (CC, article 307): "L’autorité tutélaire prend les mesures pour protéger l’enfant si son développement est menacé et que les père et mère n’y remédient pas d’eux-mêmes ou soient hors d’état de le faire". En Suisse, l’enfant non-né n’a pas d’existence légale; la grossesse ne modifie donc pas l’attitude du législateur. Transfuser un enfant contre l'avis parental est une décision grave qui doit être prise conjointement par deux médecins aînés de l'hôpital après avoir épuisé toutes les autres possibilités; les parents doivent participer à la décision, qui est consignée par écrit dans le dossier du patient.
 
En pédiatrie, la relation thérapeutique s'inscrit dans un espace à trois dimensions: médecin, enfant et parents. Dans les pays occidentaux, l’autorité parentale n’a nullement le droit de vie ou de mort sur l'enfant. Elle ne peut en aucun cas le sacrifier en martyr à une cause qui n'est pas la sienne. Trois cas de figure sont possibles.
 
  • L'enfant a moins de 12 ans et n'a pas la capacité de décider pour lui-même, mais ses parents s'opposent à la transfusion alors que les médecins la jugent impérative pour sauver sa vie. En l'absence de consensus avec la famille, il en sera référé au Juge pour que l’enfant soit placé sous curatelle pour la durée nécessaire au traitement transfusionnel et sur ce seul point.
  • L'enfant est âgé de 12 à 18 ans, et possède la capacité de discernement, considérée comme la capacité de manifester clairement sa volonté de manière autonome et de mesurer la conséquence de ses décisions. Or "le mineur capable de discernement peut exercer seul les droits strictement personnels" (Code civil suisse 19.2 if). En cas de désaccord avec les parents, c'est l'opinion de l'enfant qui prime. Il est capital d'avoir une discussion avec l'enfant en l'absence de ses parents pour apprécier son autonomie de jugement.
  • Si la situation est urgente, la transfusion doit être immédiate pour sauver la vie de l'enfant, quel que soit son âge; le principe de préservation de la vie prime sur les autres considérations. Les parents en sont avertis et la demande est faite au Juge après coup si le délai ne permet pas une prise de contact avant l'intervention.
En obstétrique, la situation est délicate parce que la décision maternelle engage l'existence d'un autre individu qui n'a nullement le pouvoir de décider pour lui-même. Légalement, la mère dispose toutefois du même droit à l'autonomie décisionnelle que n'importe qui [4]. Certaines institutions pratiquent un compromis en assurant coûte que coûte la survie du bébé, puis respectent la décision de la mère pour elle-même.
 
Lorsqu’il a été envisagé de transfuser en cas de nécessité, il va sans dire que les médecins doivent rester extrêmement restrictifs sur l’indication à la transfusion allogénique ; celle-ci ne doit intervenir qu’en dernier recours, lorsque ont été épuisées toutes les autres alternatives au maintien de la volémie et au transport d’oxygène. Dans toutes ces situations, le contact et la discussion avec les proches sont essentiels. Pour les Témoins de Jéhovah, un enfant transfusé se trouve dans la même situation qu’un enfant violé: il mérite d’autant plus d’affection et de soins qu’il doit vivre une épreuve tragique. Il n’est pas rejeté pour une thérapie qu’il a subie contre son gré, même si, pour les parents, c’est un choc psychologique majeur.
 
Aspects cliniques
 
La prise en charge d'un patient Témoin de Jéhovah réclame la mise en œuvre de toutes les techniques d'épargne sanguine à disposition (voir Tableau 28.3). Cela commence au minimum 4 semaines avant l'opération, de manière à disposer du temps nécessaire pour corriger les troubles de la coagulation et pour obtenir un taux d'Hb idéal au moment de l'intervention (fer, vitamine B12, acide folique, éventuellement EPO). En peropératoire, on veille à appliquer scrupuleusement les méthodes qui permettent de minimiser les pertes sanguines: hémostase compulsive, colles, récupération du sang, augmentation du transport d'O2 et diminution de la consommation d'O2, hypotension permissive, hémodilution aiguë, ultrafiltration, agent antifibrinolytique, despopressine, facteurs de coagulation (fibrinogène, PCC, facteur XIII), etc. Il va sans dire qu'il n'existe pas de seuil transfusionnel à respecter.
 
Discussion éthique
 
L'aptitude à se représenter le monde de l'Autre, qui est le fondement de l'éthique, est parfois difficile lorsque cet Autre affiche des croyances qui nous sont particulièrement étrangères. Ses connaissances et son ascendant confèrent au médecin une position de pouvoir qui rend asymétrique sa relation avec le malade, et qui peuvent le pousser à tenter de convertir ce dernier à ses vues ou à rétrécir le débat à la seule dimension de la santé physique [1]. Le débat concernant la transfusion chez les Témoins de Jéhovah replace l'autorité thérapeutique du médecin en face du droit de l'individu à décider de ce qui est bon pour lui-même, et confronte les valeurs religieuses du patient à celles de l'éthique médicale de nos sociétés occidentales laïques [2].
 
Refuser tout ou partie d'un traitement met en conflit deux principes éthiques, le principe d'autonomie et celui de bienfaisance. Le premier, qui a pris de plus en plus de poids au cours de ces trente dernières années, spécifie que le malade a un droit entier et absolu de décider ce qui est bon pour lui-même. Le deuxième affirme que le devoir essentiel du soignant est de mettre tout son savoir et toutes ses capacités au service du malade, en particulier de lui sauver la vie si celle-ci est en danger. Les Témoins de Jéhovah exacerbent certainement ce conflit potentiel en poussant le principe d'autonomie jusqu'à la sacralisation au nom de la priorité de la vie spirituelle sur la survie physique [6,7]. Mais préserver la vie, base du principe de bienfaisance, est considéré comme la finalité de la médecine et comme la priorité de la société civile. A telle enseigne que 63% des intensivistes européens consultés transfuseraient un patient malgré son refus si la situation le requerrait [9].
 
Un patient capable de discernement est légitimé à refuser une thérapeutique comme la transfusion, mais il ne peut pas exiger une intervention chirurgicale sans transfusion si l'opération est impossible dans ces conditions. Il arrive ainsi que le refus de sang crée une situation contraire à un autre principe éthique, le principe d'équité entre les malades: sans transfusion, par exemple, le succès d'une transplantation d'organe rare comme le coeur ou le poumon est très limité; de ce fait, le patient détourne au profit de son exigence religieuse personnelle un organe auquel un receveur plus compliant offrirait davantage de chances et qui est de ce fait soustrait à la communauté des receveurs potentiels. Il se peut également que l'on soit tenté de déployer des moyens thérapeutiques invasifs, onéreux et risqués pour éviter la transfusion, qui est en soi une thérapie plus sûre et plus efficace que les alternatives choisies; ceci relève du principe de futilité.
 
Au-delà des principes éthiques habituels, il est demandé au médecin d'étendre le principe de bienfaisance à la préservation de la vie spirituelle lorsque celle-ci prime sur la vie physique dans l'esprit du patient. Il s'agit de faire passer ses convictions propres après celles du malade, ou à mettre en veilleuse sa propre échelle de valeur au profit de celle d'autrui. Au lieu de son éthique, où préserver la vie est un critère quasi absolu, il lui faut accepter un code de valeurs où la récompense éternelle est préférable à la vie de ce monde, même si cela lui est étranger. Face à un patient qui a le courage d'accepter la mort plutôt que de déroger à ses convictions, il est normal d'avoir celui de faire taire ses opinions et de respecter pleinement celles du malade. On peut rétorquer à cette exigence que le malade qui a des enfants à charge défend sa vie spirituelle de manière fort égoïste en faisant passer ses croyances personnelles avant le bien de ceux dont il est responsable et en préférant assurer le salut de son âme plutôt que celui de ses proches. Même s'il ressent un manque de réciprocité entre l'autonomie reconnue au malade et celle qui ne lui est pas accordée dans ses choix thérapeutiques, le médecin n'a ni le pouvoir ni le droit de trancher dans les décisions de son patient. Face à un fondamentalisme religieux, il serait arrogant d'opposer la supériorité d'un autre fondamentalisme, laïc celui-là. Même si elles sont largement partagées par les soignants, il n'y a aucune raison pour que les convictions du rationalisme occidental soient supérieures en droit aux croyances d'une église.
 
Mais les positions religieuses extrêmes des patients les plus orthodoxes se retrouvent toujours en confrontation avec l'esprit de tolérance de notre société, et se heurtent souvent avec les principes de l'éthique clinique qui donnent son sens à l'activité des soignants. La prise en charge de patients Témoins de Jéhovah implique de ne pas juger les valeurs qu'on ne partage pas et de lutter, y compris contre soi-même, pour la liberté de pensée de chacun, comme le faisait Voltaire dans le mot célèbre qu'on lui attribue: "Je ne suis point d'accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous puissiez le dire".
 
 
 
Références
 
  1. BENAROYO L. Ethique et responsabilité en médecine. Genève: Ed Médecine & Hygiène, 2006
  2. CHASSOT PG, KERN C, RAVUSSIN P. Hémorragie et transfusion: le cas des Témoins de Jéhovah. Rev Méd Suisse 2006; 2(88):2674-6, 2678-9
  3. FINFER S, HOWELL S, MILLER J, et al. Managing patients who refuse blood transfusions: an ethical dilemna. Brit Med J 1994; 308:1423-5
  4. LATOYA MASON C, TRAN CK. Caring for the Jehovah's Witness parturient. Anesth Analg 2015; 121:1564-9
  5. LORIAU J, MANAOUIL C, MONTPELLIER D, et al. Chirurgie et transfusion chez les patients témoins de Jéhovah. Mise au point médico-légale. Ann Chirurgie 2004; 129:263-8
  6. MAYLON D. Transfusion-free treatment of Jehovah's Witnesses: respecting the autonomous patient's motives. J Med Ethics 1998; 24:37-81
  7. MAYLON D. Transfusion-free treatment of Jehovah's Witnesses: respecting the autonomous patient's rights. J Med Ethics 1998; 24:302-7
  8. SINGELENBERG R. The blood transfusion taboo of Jehovah’s Witness. Origin, development and function of a controversial doctrine. Social Science Med 1990; 31:515-23
  9. VINCENT JL. Transfusion in the exsanguinating Jehovah’s Witness patient. The attitude of intensive care doctors. Eur J Anaesthesiol 1991; 8:297-300
  10. LAWSON T, RALPH C. Perioperative Jehovah’s Witnesses : a review. Br J Anaesth 2015 ; 115 : 676-87