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Historique de l'anesthésie cardiaque

Theodor Billroth, le maître de la chirurgie allemande, avait écrit en 1883: "Un chirurgien qui tenterait une opération sur le coeur perdrait le respect de ses pairs". Les prophètes se trompent parfois! En effet, l’intervention inaugurale de la chirurgie cardiaque a eu lieu 65 ans plus tard, en 1948; il s'agissait d'une commissurotomie mitrale à ciel fermé. L'histoire de l'anesthésie cardiaque est donc jeune, puisqu'elle a à peine 70 ans. De fait, elle se confond avec celle de la chirurgie cardiaque; l'introduction de la circulation extracorporelle hypothermique (1951), les remplacements valvulaires (1961), les pontages aorto-coronariens (1967) et la transplantation (1967) ont suscité toute une évolution dans la technique d'anesthésie. C'est pourquoi il est important de consacrer d'abord quelques lignes à l'histoire de la chirurgie cardiaque et à celle de la machine coeur-poumon.
 

La chirurgie cardiaque

En 1896, Ludwig de Rehn, à Francfort, traitait pour la première fois une plaie du ventricule droit par suture directe. La chirurgie cardiaque était née, il y a 120 ans de cela. Par la suite, Rehn pratiqua 124 fois cette intervention, avec un taux de survie de 40% [7]. En 1907, Friedrich Trendelenburg, de Leipzig, décrivit l'embolectomie pulmonaire par occlusion de l'artère pulmonaire et extraction de caillots, mais il fallut attendre 1924, après bien des échecs, pour que le premier malade survive à son intervention. 
 
La suite se déroula essentiellement en Amérique du Nord, et débuta par des opérations à coeur fermé. Ce furent la ligature du canal artériel (Robert Gross, Boston 1938), le shunt systémique-pulmonaire comme palliation pour améliorer le flux pulmonaire dans la tétralogie de Fallot (Helen Taussig et Alfred Blalock, Philadelphie 1944), et la commissurotomie mitrale (Charles Bailey, Philadelphia 1948) [12]. 
 
La première technique à "coeur ouvert" n'utilisait pas de circulation extracorporelle (CEC), mais un arrêt de 5 à 10 minutes en hypothermie par refroidissement de surface du coeur (26°C) et occlusion de la veine cave inférieure [18]. Ceci permit de fermer des communications interauriculaires (CIA) et de dilater des sténoses pulmonaires ou mitrales [10]. A l'exception du cas de Philadelphie en 1953 (voir ci-dessous), aucune des 14 premières tentatives d'opération à coeur ouvert en CEC ne fut un succès [11]. Il fallut bien de la persévérance pour continuer ! Mais cette insistance porta ses fruits, puisque deux équipes, celle de John Kirklin à la Mayo Clinic et celle de Walton Lillehei à l'Université de Minnesota, réussirent à partir de 1955 à corriger des malformations congénitales simples avec un taux de succès  de 93% et 89% respectivement [20]. 

Les années 1960 à 1970 allaient voir se développer trois domaines essentiels de la chirurgie cardiaque: le remplacement valvulaire, le pontage aorto-coronarien et la transplantation. Par ailleurs, plusieurs autres éléments importants sont apparus pendant cette décennie: l'oxygénateur à bulles disposable et compact, le pace-maker (W. Chardack et W Greatbatch en 1960, fabriqué par Medtronic™), et la contre-pulsion intra-aortique (A. Kantrowitz à Brooklyn en 1967). 
 
Albert Starr, chirurgien à Portland (Oregon) aidé d'un ingénieur, Lowell Edwards, mit au point une prothèse valvulaire consistant en une bille retenue dans une cage montée sur un anneau (Figure 1.1A). Il remplaça ainsi la première valve mitrale en 1961 et la première valve aortique en 1962. Par la suite, la valve de Starr-Edwards a été implantée chez plus de 175'000 patients [24]. Simultanément, Donald Ross à Londres, commençait à remplacer des valves avec des homogreffes aortiques, et décrivit l'opération qui porte son nom en 1967 (autotransplantation de la valve pulmonaire en position aortique et homogreffe ou hétérogreffe pulmonaire de remplacement) [16]. 



Figure 1.1: Prothèses valvulaires cardiaques. A: valve à cage-et-bille de Starr-Edwards. B: valve biologique de Carpentier-Edwards. C: valve mécanique à double ailette de St.Jude.

Le deuxième évènement majeur de cette période fut la chirurgie de revascularisation myocardique. En 1945 déjà, Vineberg, à Montréal, avait fait faire ses premiers pas à la chirurgie de revascularisation en implantant sans anastomose la mammaire interne au sein du myocarde; le développement hypothétique de collatérales devait revasculariser le muscle sous-jacent [23]. La véritable greffe artérielle mammaire fut imaginée par Kolessov à Leningrad en 1964; comme il ne disposait pas de CEC, il procédait à ses anastomoses à coeur battant [8].  Mais le plenum de l'Académie soviétique de cardiologie décida que "le traitement chirurgical de la maladie coronarienne était impossible et n'avait aucun futur" [14]. Et l’expérience russe s’arrêta là. C’est à Cleveland Clinic en mai 1967 que Effler et Favaloro introduisirent la technique du pontage veineux entre l'aorte et les troncs coronariens sous CEC telle qu'on la pratique aujourd'hui [5]. Elle est devenue progressivement l'opération de chirurgie cardiaque la plus pratiquée, avec un taux actuel d'environ 1 million d'interventions par année.
 
Les débuts de la transplantation cardiaque ont été assez lents. Décrite et développée chez l'animal par Shumway en 1960, la technique a été appliquée à l’homme pour la première fois le 3 décembre 1967 à Capetown par Christian Barnard [1]; le malade mourut au 18ème jour [7]. Pendant une douzaine d'années, seuls quelques chirurgiens pratiquaient cette intervention peu gratifiante, dont la survie à 1 année allait de 22% à 65% [9]: Shumway à Stanford, Barnard à Capetown, Lower à Richmond et Cabrol à Paris [13]. La découverte en 1972 des effets immunosuppresseurs sur les lymphocytes d'un extrait de champignon, la ciclosporine A, modifia complètement les résultats de la greffe cardiaque; la survie à 1 an passa à 83% et celle à 3 ans à 70% [15]. Dès lors, l'opération se pratiqua couramment. Les améliorations techniques, la codification de la notion de mort cérébrale et l'introduction de nouveaux immunosuppresseurs ont permis à la greffe de devenir la thérapeutique de choix de l'insuffisance cardiaque terminale. Plus de 70'000 transplantations orthotopiques ont été réalisées à ce jour. Actuellement, la limitation tient essentiellement au manque chronique de donneurs.
 
La décennie 1970-1980 vit de nouvelles avancées: l'introduction de la cardioplégie froide au potassium (William Gay et Paul Ebert, 1973), la mise au point des valves biologiques porcines (Alain Carpentier à Paris) et des valves mécaniques en pyrolocarbone (StJude Medical) (Figure 1.1 B et C), l'opération de switch artériel pour la transposition des gros vaisseaux (Jatene à Sao Paolo et Yacoub à Londres, 1975), la commercialisation de l'oxygénateur à membrane (Edwards Laboratory. 1975) [7]. Deux nouveautés dans des domaines voisins allaient grandement influencer la chirurgie cardiaque: le cathéter pulmonaire de Swan-Ganz (Henry Swan et William Ganz, Los Angeles 1970) et la dilatation coronarienne transluminale percutanée (Andreas Grüntzig, Zürich 1977) [6,22]. Les découvertes quittaient le territoire américain et commençaient à se faire partout dans le monde. 
 
La décennie suivante vit le jour de la plastie mitrale par A. Carpentier à Paris et D. Cosgrove à Cleveland Clinic [2], et la mise en place des premiers stents coronariens par U. Sigwart à Lausanne [21]. On introduisit l'aprotinine en 1987 pour diminuer l'hémorragie peropératoire [17]. Le groupe de John Kirklin, en Alabama, attira l'attention pour la première fois sur l'importance du syndrome inflammatoire systémique déclenché par l'intervention et par la CEC [4]. 
 
Ces vingt dernières années ont été marquées par des raffinements techniques comme l'ultrafiltration, la miniaturisation des circuits, les circuits héparinés et les valves stentless. Elles sont aussi influencées par les contraintes économiques et la compétition entre les centres, comme si la chirurgie entrait dans l'ère de la marchandisation. Les techniques de fast-track ou à coeur battant ont pour but essentiel de freiner les coûts. C'est aussi la raison pour laquelle le pontage aorto-coronarien à coeur battant se pratique largement dans les pays émergents comme le Brésil, l'Argentine, la Turquie, ou l'Inde [3]. Mais les dix dernières années ont surtout été marquées par l'essor des techniques percutanées et des interventions minimalement invasives comme l'implantation de la valve aortique (TAVI, Transcatheter aortic valve implantation) ou la plastie mitrale percutanée (MitraClip™), et par les interventions hybrides réalisées dans une salle dévolue munie des installations radiologiques et échocardiographiques permettant de pratiquer à la fois à la chirurgie en CEC et la pose percutanée de stents ou de valves.
 
Quel est le l'avenir de la chirurgie cardiaque ? Comme les futurologues se trompent toujours parce que l'inattendu vient renverser leurs extrapolations, il est prudent de se contenter de prévoir le court terme. On peut imaginer cinq axes principaux [19].
 
  •  Interventions percutanées par cathétérisme; les TAVI et les MitraClip ont ouvert la voie vers davantage d'opérations réalisées par des équipes interventionnelles multidisciplinaires spécialisées, constituées aussi bien de chirurgiens que de cardiologues. Avec de meilleures bioprothèses, la technique va s'étendre aux valves tricuspide et pulmonaire et à une population plus jeune. Elle va se compléter d'interventions hybrides combinant cathétérisme et chirurgie à ciel ouvert. 
  • Assistance ventriculaire; le manque de donneurs pour des greffes et la prévalence en expansion de l'insuffisance cardiaque vont multiplier les systèmes de soutien hémodynamiques provisoires ou définitifs. Même si leurs coûts baissent, ces techniques resteront l'apanage de sociétés privilégiées.
  • Chirurgie minimalement invasive; les techniques endoscopiques et robotiques permettent déjà de réaliser des interventions par des accès limités qui facilitent grandement la récupération postopératoire. Ce qui n'est qu'exceptionnel pourrait devenir une routine.  
  • Médecine régénératrice; la combinaison d'interventions chirurgicales et de dépôts de cellules souches programmées pour reconstituer du tissu myocardique ou valvulaire pourrait remplacer les parties malades par du tissu normal au lieu d'utiliser des prothèses et de se contenter de cicatrices.
  • Démocratisation de la chirurgie; à l'image de l'ouverture offerte à toute la population par certaines cliniques indiennes, la chirurgie cardiaque des pays défavorisés doit se développer afin de proposer à toutes les classes de la société des interventions simples, rapides et peu onéreuses qui ont un taux élevé de réhabilitation sans traitement ultérieur.
 
 
Histoire de la chirurgie cardiaque

Quelques points de repères :

    - 1944: shunt de Blalock-Taussig
    - 1948: commissurotomie mitrale à ciel fermé
    - 1953: première fermeture réussie de CIA en CEC 
    - 1961: RVM, 1962: RVA (valve de Starr)
    - 1964: pontage à cœur battant mammaire sur IVA (Kolessov)
    - 1967: pontage aorto-coronarien, transplantation cardiaque
    - 1977: PCI
    - 1987: stents coronariens
    - 2002: TAVI
 

© CHASSOT PG  Avril 2007, dernière mise à jour Juillet 2017


Références
 
  1. BARNARD CW. A human cardiac transplant: An interim report of a successful operation performed at Groote-Schur Hospital, Capetown. S Afr Med J 1967;  41:1271-5
  2. CARPENTIER A. Cardiac valve surgery: the "French correction". J Thorac Cardiovasc Surg 1983; 86:323-8
  3. CHASSOT PG, VAN DER LINDEN P, ZAUGG M, MUELLER XM, SPAHN DR. Off-pump coronary artery bypass surgery: Physiology and anaesthetic management. Brit J Anaesth 2004; 92:400-13
  4. CHENOWETH DE, COOPER SW, HUGLI TE, et al. Complement activation during cardiopulmonary bypass. N Engl J Med 1981; 304:497-501
  5. FAVALORO RG. The present era of myocardial revascularization. Int J Cardiol 1983; 4:331
  6. GRUNTZIG AR, SENNING A, SIEGENTHALER WE. Nonoperative dilatation of coronary artery stenosis: percutaneous transluminal coronary angioplasty. N Engl J Med 1979; 301:61-8
  7. HESSEL EA. History of cardiac surgery and anesthesia. In: ESTEFANOUS FG, BARASH PG, REVES JG. Cardiac anesthesia, prinsiples and clinical practice, 2nd ed. Philadelphia: Lippincott, Williams & Wilkins, 2001, 3-36
  8. KOLESSOV VI. Mammary artery-coronary artery anastomosis as method of treatment for angina pectoris. J Thorac Cardiovasc Surg 1967; 54:535-44
  9. LANSMANN SL, ERGIN MA, GRIEPP RB. History of cardiac transplantation. In: WALLWORK J, ed. Heart and Heart-lung transplantation. Philadelphia: WB Saunders, 1989, 3-25
  10. LEWIS FJ, TAUFIC M. Closure of atrial septal defects with aid of hypothermia: experimental accomplishments and the report of one successful case. Surgery 1953; 33:52-60
  11. LILLEHEI CW. Historical development of cardiopulmonary bypass in Minnesota. In: GRAVLEE GP, DAVIS RF, KURUSZ M, eds. Cardiopulmonary bypass, principles and practice, 2nd edition. Baltimore: Lippincott, Williams & Wilkins, 2000, p 3-21
  12. LITWACK RS. The growth of cardiac surgery: historical notes. Cardiovascular Clinics 1971; 3:5
  13. LOWER RR, SHUMWAY NE. Studies on orthotopic transplantation of the canine heart. Surgical Forum 1960; 11:18
  14. MUELLER RL, ROSENGART TK, ISOM DW. The history of surgery for ischemic heart disease. Ann Thorac Surg 1997; 63:869-78
  15. ROBBINS RC, BARLOW CW, OYER PE, et al. Thirty years of cardiac transplantation at Stanford University. J Thorac Cardiovasc Surg 1999; 117:939-44
  16. ROSS DN. Replacement of aortic and mitral valve with a pulmonary autograft. Lancet 1967; 2:956-60
  17. ROYSTON D, BIDSTRUP BD, TAYLOR KM, et al. Effect of aprotinin on need for blood transfusion after repeat open-heart surgery. Lancet 1987; 2;1289-92
  18. SELLICK BA. A method of hypothermia for open heart surgery. Lancet 1957; 1:443-7
  19. SHEMIN RJ. The future of cardiovascular surgery. Circulation 2016; 133:2712-5
  20. SHUMACKER HB. The evolution of cardiac surgery. Bloomington IN: Indiana University Press, 1992
  21. SIGWART U, PUEL J, MIRKOVITCH V, et al. Intravascular stents to prevent occlusion and restenosis after transluminal angioplasty. N Engl J Med 1987; 316:701-6
  22. SWAN HJC, GANZ W, FORRESTER J, et al. Catheterization of the heart with use of a flow-directed balloon-tipped catheter. N Engl J Med 1970; 283:447-52
  23. VINEBERG A. Development of anastomosis between coronary vessels and transplanted internal mammary artery. Can Med Ass J 1946; 55:117
  24. WESTABY S, BOSHER C. Landmarks in cardiac surgery. Oxford: Isis Medical media, 1997